![Dossier prix littéraires 2 Prix Décembre (1)]()
Ils sont tombés comme les feuilles mortes et se sont ramassés de même : à la pelle. Les principaux prix littéraires de l’automne parisien concluent un parcours du combattant mené par les jurys, les auteurs et les éditeurs depuis le début de la rentrée littéraire. Coup de projecteur sur quelques heureux élus.
En intervenant sur le sujet cette semaine dans une émission de la radio publique belge, il a fallu réfléchir à quelques enjeux de cette saison des prix littéraires qui met des romans et leurs auteurs à la une de la presse. Les récompenses vont-elles à de bons livres ? Pas toujours. Font-elles vendre ? Souvent, oui – un libraire le confirmait ensuite. Quel est le poids des éditeurs dans les choix ? Il existe, mais il est moindre qu’autrefois, l’académie Goncourt en particulier, qui donne le prix le plus retentissant, s’étant dotée de règles qui la rendent plus vertueuse : une limite d’âge pour les jurés, l’impossibilité pour ceux-ci d’être salariés par une maison d’édition, etc.
En outre, les jurés lisent et, quand ils arrivent dans les réunions où ils vont sélectionner plusieurs titres, puis un peu moins, jusqu’au choix final, ils sont munis d’arguments auxquels leurs collègues sont plus ou moins sensibles. Parfois pas du tout, à en croire cette déclaration de Josyane Savigneau, membre du jury Femina, tenue mercredi après la proclamation des résultats à un journaliste du Figaro : « Je n’ai rien à dire ! Je n’ai voté pour aucun des lauréats. Vous pouvez l’écrire ». Et, à l’intérieur du même jury pour la première fois, Virginie Despentes découvrait la dynamique du groupe : « Ce n’est pas un jeu de démocratie, c’est un jeu de pouvoirs ».
Lundi, Prix Décembre, bof !
La grande semaine des prix littéraires s’ouvre par un couac. Si un véritable écrivain écrit toujours, d’une certaine manière, le même livre et creuse sans se lasser un unique sillon, alors, Christine Angot est de cette race. Mais les rengaines peuvent être épuisantes et, à force de tourner sans cesse autour de la principale blessure de sa vie, Christine Angot ne retient généralement que l’attention des mêmes lecteurs, fascinés par l’apparente banalité d’une écriture qui dit une grande douleur, celle de l’inceste.
La banalité n’est malheureusement pas qu’apparente et on ouvre son nouveau roman, Un amour impossible, presque n’importe où, pour y trouver une accumulation de platitudes et des conversations qui sonnent au mieux creux, au pire faux. Pourtant, cette fois, tentant de rafraîchir son propos, Christine Angot parle surtout des relations entre une fille, elle-même, et sa mère, personnage resté dans l’ombre lors des épisodes précédents. Placer la mère au centre du roman est donc, chez l’auteure, une nouveauté. La seule, hélas !
Le cas Angot est pourtant intéressant : les défenseurs de son œuvre reprochent à ses détracteurs de ne pas la lire vraiment et de se contenter de leurs préjugés. Mais ses défenseurs ont-ils lu, vraiment lu, et apprécié le dialogue tenu au moment où le père de Christine a invité celle-ci, avec sa mère, au restaurant ? Les parents mangent de la viande. Ce qui donne la scène suivante :
« — Oh qu’est-ce qu’elle est bonne, Pierre, cette viande ! Il en a coupé un morceau et l’a mis dans sa bouche.
— Humm.
Il a fermé les yeux pour mieux l’apprécier.
— Elle est bonne hein Pierre !?
— Humm !… Ah oui. C’est rare une bonne pièce de viande. Humm !… Comme celle-ci. Bien tendre. Humm !…
— Une bonne entrecôte c’est délicieux. Elle est très bonne ici la viande Pierre. Tu nous as amenées dans un excellent endroit. C’est un peu abondant, mais vraiment très bon ».
L’amour est, ici, impossible à plusieurs titres. Ce qui aurait pu fournir la matière d’un livre passionnant. Il en existe.
Mardi, Prix Goncourt, chouette !
L’académie Goncourt n’a pas choisi la facilité, on l’en félicite. En couronnant Boussole, de Mathias Enard, elle salue une des entreprises romanesques les plus ambitieuses de la rentrée littéraire, au risque de rebuter les amateurs de romans dits « populaires ». Elle ponctue aussi l’œuvre d’un écrivain qui avait déjà prouvé sa capacité à conduire des projets hors normes, comme dans Zone il y a sept ans. En outre, la majorité a été atteinte dès le premier tour de vote, ce qui a tendance à rassurer sur le (bon) goût de la bande des dix.
Si l’on a un peu lu Mathias Enard précédemment, on ne s’étonne pas trop de voir sa boussole, celle qui apparaît dans le roman du même titre, marquer l’est au lieu du nord. A dire vrai, ce n’est pas la sienne mais celle de son personnage principal, Franz Ritter, musicologue autrichien que nous accompagnons pendant une longue nuit qu’il passe dans son appartement viennois. Et au cours de laquelle il évoque des souvenirs, des rêves, des projets qui ne s’accompliront peut-être jamais, car il est malade et ne sait comment le dire à Sarah, la seule femme avec qui il aimerait partager la sombre intensité de ces heures solitaires.
Mais Sarah est loin, à Sarawak. Si Franz Ritter pense à elle, c’est bien entendu parce qu’il l’a toujours aimée et parce que tous deux sont habités par ce tropisme oriental qui les avait rapprochés dans un premier temps. Mais aussi parce qu’il vient de recevoir, par la poste, le tiré à part d’un article qu’elle a publié dans une revue américaine. Elle a resurgi chez lui, plus présente que jamais, alors que bien sûr elle était restée proche en esprit. La fameuse boussole, qui n’est pas la seule du roman, se trouve, dans la bibliothèque, devant le premier livre de Sarah.
Franz Ritter est, dans son domaine, un chercheur à l’immense savoir. Une abondante érudition est donc à l’œuvre dans ce livre où les fils du tapis (d’Orient, bien entendu) ont chacun une signification, de même que la manière dont ils sont liés les uns aux autres correspond au mode de raisonnement d’un homme qui ne sait s’il doit être rigoureux ou se laisser aller aux vieilles vapeurs de l’opium qui donnent au monde un relief inédit.
Solitaire, mais empli d’une galerie de personnages fabuleux au sens où ils mériteraient d’appartenir à des fables s’ils n’avaient réellement existé, Franz Ritter restitue des portraits magnifiques, des paysages coupants, il s’approprie des citations, des émotions. Et Mathias Enard nous transmet tout cela dans une langue charnelle.
Mardi aussi, Prix Renaudot
Le Prix Renaudot ne risquait pas de croiser le choix du Goncourt : cette année, les deux dernières sélections des récompenses attribuées hier ne comportaient, pour le roman français, aucun titre en commun. C’est Delphine de Vigan, pour D’après une histoire vraie, qui a été choisie de préférence aux quatre écrivains qui l’accompagnaient encore.
Elle joue comme une funambule sur la réalité et sa transposition dans une fiction vertigineuse. La narratrice s’appelle Delphine, comme l’écrivaine, et bien des détails renvoient à ce qu’on sait d’elle, du succès qu’elle a connu pour son livre précédent (Rien ne s’oppose à la nuit) au prénom de son compagnon, François. Au début du roman, elle est en panne d’écriture. Pas la panne bénigne : la totale, jusqu’à être incapable de donner une préface à un éditeur pour une réédition qu’elle avait promis de soutenir. Fragile, vulnérable, elle rencontre une jeune femme, L., qu’elle ne connaît pas mais qui sait tout d’elle. Et qui se révèle une auxiliaire précieuse pour pallier son manque d’enthousiasme. Répondre aux lecteurs, rédiger cette foutue préface, même se rendre à sa place à une rencontre, rien de plus simple pour L. qui se coule avec aisance dans la personnalité et dans les habitudes de Delphine.
Sinon que celle-ci finit par comprendre qu’elle est en train de se faire dévorer. Et découvre, tardivement, les manipulations diverses auxquelles L. s’est livrée, en son nom, auprès de ses proches. Delphine se retrouve coupée du monde, de son monde au moins. Il ne lui reste, pour réagir, que des armes littéraires.
Et c’est là que Delphine de Vigan se révèle une brillante marionnettiste capable de perturber non seulement le monde dans lequel elle a installé son livre mais aussi et surtout celui dans lequel elle balade son lecteur. Jusqu’au dernier signe du livre, s’il a été attentif aux mécanismes du récit, il s’interrogera sur le réel et sa représentation. Sur la distance entre l’histoire vraie et le roman écrit « d’après » elle.
Mercredi, la maison du Femina
Un premier roman salué par le Prix Femina, ce n’est pas si fréquent. Christophe Boltanski a cependant été choisi à la majorité des votantes dès le deuxième tour, pour La cache, un roman qui retrace l’histoire de sa famille. Une histoire inscrite dans un endroit précis, un immeuble situé rue de Grenelle (elle devient Rue-de-Grenelle, dépassant la valeur d’une mention sur un plan), dont chaque partie est découpée pour raconter ceux qui y vivaient.
Un croquis aide le lecteur à se situer dans ce qui pourrait être un labyrinthe si, en effet, il n’était pas dessiné niveau par niveau. La topographie du lieu lui sert de structure, de bas en haut. Et, si le néo-romancier termine comme il se doit par le grenier, il commence, de manière moins convenue, par la voiture garée dans la cour.
Il y a eu plusieurs voitures, bien entendu. Celle qui a surtout frappé le narrateur était une Fiat 500, « simple, maniable, rassurante, à leur échelle, avec sa rotondité, sa taille naine ». Les véhicules, comme le seront toutes les pièces de l’immeuble, sont un moyen d’y rencontrer les membres de la famille : elle, lui, Jean-Elie, Anne, moi, Christian, Grand-Papa, Mère-Grand…
C’est bien dans les différentes pièces, cuisine, salon, escalier, appartement, salle de bains, entre-deux (le nombril), chambre, grenier, que l’espace se répartit selon les générations et les besoins du moment. Besoins qui furent, aux pires heures de la chasse aux Juifs, ceux d’une « cache », le titre désignant à la fois le réduit qu’il ne fallait pas quitter et l’acte de l’enfermement volontaire.
Les personnages sont formidables, avec une tendresse particulière pour Mère-Grand, mais leur portrait n’est jamais fait en pied. On les aperçoit entre deux portes, dans un escalier, dans un miroir, par fragments Et ils se mettent en place, progressivement, pour montrer à quel point cette grande maison comptait de richesses multiples, mais fragiles et dont il fallait prendre soin. Comme l’a fait Christophe Boltanski.
Bouillons de culture
L’Académie française avait ouvert le bal, la semaine dernière, en partageant son Grand Prix du roman entre deux des favoris de l’automne : Boualem Sansal (2084, Gallimard) et Hédi Kaddour (Les Prépondérants, Gallimard).
Les Prix Renaudot de l’essai et du poche ont été attribués à Didier Blonde (Leïlah Mahi 1932, Gallimard) et Vénus Khoury-Ghata (La fiancée était à dos d’âne, Folio).
Le Femina étranger est pour Kerry Hudson (La couleur de l’eau, Philippe Rey) et l’essai pour Emmanuelle Loyer (Claude Levi-Strauss, Flammarion).
Le Prix Virilo va à un roman dont nous vous avons abondamment parlé ici dès le mois d’août, en interviewant son auteure : L’oragé, de Douna Loup (Mercure de France), est situé à Madagascar et le personnage principal en est Jean-Joseph Rabearivelo.
Les Prix Médicis, décernés hier après-midi, sont allés à Nathalie Azoulai pour le roman français (Titus n’aimait pas Bérénice, P.O.L.), Hakan Günday pour le roman étranger (Encore, Galaade) et Nicole Lapierre pour l’essai (Sauve qui peut la vie, Seuil).
Réalisée par Pierre Maury